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Histoires de feu dérobé : passerelle pour une traversée de l'Olympe à l'Atlas

Annick Zennaki
Kebili Décembre 2010

 

Un savoir-faire préhistorique, le transport du feu, servi par un végétal biotopique des rivages méditerranéens, la férule, a fécondé de façon originale l'imaginaire des peuples vivant dans ces régions. Le "vol du feu", en effet, apparaît dans la littérature écrite sur les côtes d'Asie Mineure au 8ème siècle avant Jésus-Christ, relaté par le poète Hésiode, en langue grecque. Par la suite, la mémoire collective, soutenue par la survivance endémique de cette technique (encore pratiquée en Corse), garde le souvenir vivant du mythe ancien qui réapparaît, sous forme épique, dans la littérature orale tamazight du Moyen Atlas marocain, chez les Aït Sadden, 2700 ans plus tard, dans un contexte culturel très différent.

 

C’est l’évidence : de l’Olympe antique à l’Atlas actuel, société, langue, culture, religion, tout diffère. Et pourtant, le fil de la « parole menteuse » qui plaît aux hommes, « muthos » s’est déroulé bien avant que la montagne enneigée du nord de la Grèce ne devienne le séjour des Immortels et a continué de se dérouler jusqu’à nous, au Maroc en particulier. Espérons que ce fil n’est pas prêt d’être coupé !

 

Données de base, en grec ancien et en tamazight


D’un bout à l’autre de la Méditerranée, en effet, à 2700 ans d’écart, la pérennité des histoires de feu dérobé, sa vitalité ont de quoi intriguer : dans la littérature orale berbère, le mythe réapparaît bien vivant, scrupuleusement respectueux non seulement de la structure originelle globale mais aussi des obscurités, des incertitudes et des incohérences présentes dans les premières versions qui nous sont parvenues.
Au VIIIème siècle av. J-C, c’est le poète érudit Hésiode, originaire d’Asie Mineure (Liban, Syrie, Turquie actuels) qui le premier mentionne, en grec, le nom de celui qui fera don du feu à l’humanité : le géant Prométhée. Dans sa « Théogonie », en effet, où l’écrivain relate les origines du monde et des divinités, le héros apparaît pour défier Zeus, le maître des dieux dont il connaît la future déchéance. L’événement du vol du feu en lui-même est relaté en deux vers et demi (v.565à567) ; dans son autre poème, « Les travaux et les jours », trois vers (v. 50à 52) suffisent à l’auteur pour rappeler cette générosité gratuite de Prométhée envers les mortels.

 

Par la suite, au Vème siècle avant J-C, à l’apogée de la Grèce classique, un poète tragique, Eschyle écrit une trilogie d’inspiration philosophique et religieuse sur le destin de Prométhée ; une seule de ses pièces nous est parvenue : « Prométhée enchaîné ». En un vers et demi (v. 109 et 110), l’auteur rappelle la faute de Prométhée qui s’est permis d’apporter sur terre le feu de Zeus.
Le conte de tradition orale berbère qui a été recueilli en 1931, auprès de M.Ben Ikhlef, professeur au lycée d’Oujda, pour le compte d’E.Laoust, appartient au patrimoine culturel des Aït Sadden du Moyen Atlas, à l’Est de Fez. Ce texte, en langue tamazight et écrit en caractères latins, a été publié avec un ensemble d’autres récits, en 1949, sous le titre « Contes berbères du Maroc » d’E. Laoust. Dans l’histoire, le héros, bien vivant est un homme intelligent et courageux, représentatif de la communauté Aït Sadden qui ira braver Ššitan pour obtenir de lui le feu dont il fera don, à son tour, à l’humanité toute entière.
Deux contextes, donc, radicalement différents se répondent au-delà du temps et de l’espace : le premier, antique, indo-européen et polythéiste ; le second, moderne, sémitique et monothéiste.
Si la structure et les non-dits des deux récits imaginaires s’avèrent rigoureusement parallèles malgré les différences de culture, c’est peut-être parce que l’élément de base, à la source de la création mythique a permis à la mémoire fidèle des conteurs de se reposer sur cette passerelle concrète, végétale et technologique.
Le fil conducteur, qui appartient à la vie rurale et à l’univers quotidien de cet espace géographique n’est d’autre qu’une technique astucieuse, très performante, le transport manuel du feu, connu depuis la préhistoire, réalisé grâce à une plante banale et sauvage, spécifique du pourtour méditerranéen, comme l’olivier : la « ferula communis », de son nom savant emprunté au latin.

 

La férule : passerelle écologique

 

Tout autour de la Méditerranées, en particulier dans les zones argileuses sèches pousse une plante de 2 à 4mètres de haut, de la famille des Apiacées (autrefois Ombellifères), comme le fenouil commun, qui donne, au printemps d’abondantes fleurs jaunes : elle est connue des botanistes sous le nom de « férule ».
Ce végétal, très courant, a la particularité d’être composé d’une tige qui, une fois séchée devient très dure, pyrophyte, c’est-à-dire résistant au feu comme certains bois de raphia des pays tropicaux. A l’intérieur, se trouve une sorte de moelle fibrineuse, toxique, capable de s’enflammer facilement et de brûler très lentement dans sa gaine, sans entamer l’enveloppe protectrice. C’est ainsi que le feu peut être transporté facilement, à la main. Des voyageurs du XVIIIème siècle racontent avoir vu des marins transporter ainsi le feu d’île en île dans la mer Egée. Au XIXème siècle, l’usage n’est pas encore perdu dans certaines îles de l’est méditerranéen, à Lesbos en particulier. Au XXème siècle, il est encore connu en Corse où le feu de la Saint Jean (24juin) comme la flamme nouvelle des cérémonies de Pâques sont transportés dans une tige de férule.
Ce savoir-faire daterait de la Préhistoire comme le laissent entendre en 1957, trois érudits, dans le « Bulletin de la Société Préhistorique Française », émerveillés de trouver dans les braises des foyers néolithiques de différents pays méditerranéens, des vestiges de cette plante.

 

Précisions terminologiques

 

Le nom français vient de latin « ferula » composé avec le suffixe –ulus,ula, sur un radical verbal extrêmement utilisé : »FER » qui signifie « porter » ; autant dire tout de suite que pour un romain, ferula signifie tout simplement « celle qui porte », au féminin.
En Berbère, Tamazight du Moyen Atlas, on emploie « UFFAL » pour désigner la tige de férule déjà séchée, le terme désignant la plante elle-même sur pied est : « abubbal » ; « tuffalt », la petite férule, désigne un petit ustensile fabriqué à partir de tiges de férules, destiné à être pendu au mur des cuisines pour y ranger les cuillères.
En grec ancien, la plante porte le nom de « NARTHEX », qui désigne aussi une boîte précieuse où ranger les bijoux ou les onguents. Ce terme s’appliquait également au vestibule des anciennes basiliques qui jouaient, de façon imagée, le rôle de « boîte » où s’enfermaient les fidèles pendant les cérémonies religieuses.
Les Egyptiens de l’antiquité évidaient la tige dont ils se servaient ensuite pour conserver les rouleaux de papyrus.
Que dire de cette trouvaille technologique éminemment pratique ?

 

Le feu, un des quatre éléments présents au début du monde, le feu « infatigable » venu du ciel , effrayant dans les colères du divin Zeus ou le feu terrifiant de l’Enfer où brûlent les damnés pour l’éternité, ce principe surnaturel peut être maîtrisé, apprivoisé et tenu, sans encombres, dans une main humaine. Comment est-ce possible ? Que s’est-il passé entre ces deux états ? Quel miracle, quel acte de bravoure étincelant ont permis ce passage des éclats fulgurants de la foudre destructrice ou des flammes diaboliques du châtiment suprême à cette si ingénieuse domestication du feu ?
L’aventure doit être relatée et la narration se fera selon un schéma d’oppositions très simple : deux couples antithétiques vont se faire face, respectivement dans les deux civilisations. Le héros protecteur de la misérable race humaine, rusé, courageux ou même dangereusement téméraire, comme le fut Prométhée, se trouvera volontairement et en toute conscience, confronté à une puissance immortelle, inquiétante, détentrice du feu indompté. .


Les puissances surnaturelles détentrices du feu.


En Grèce ancienne, le feu, mot neutre, est un principe qui au moment du passage du « Chaos » à « Cosmos », s’est séparé des trois autres éléments premiers constitutifs de l’univers : l’eau, la terre et l’air. Il ne s’explique pas ; il est donc relégué dans le monde des dieux. Zeus, en répartissant les pouvoirs entre les divinités se l’est jalousement gardé pour lui : il se pose, désormais, en maître incontesté de la foudre et des éclairs.

 

Autrefois, dit Hésiode, ce dieu le distribuait généreusement aux hommes, en enflammant la cime des frênes pendant les orages. Ce petit détail, transmis consciencieusement par Hésiode, prouve, une fois de plus, que l’observation attentive et la connaissance pointue de la nature sont à l’origine de la parole mythique. Au sommet des frênes, en effet, poussent des champignons parasites, les amadouviers « fomes fomentarius » dont la chair « l’amadou » est bien connue pour prendre feu facilement.
Quoiqu’il en soit, un beau jour Prométhée joue un mauvais tour à Zeus qui décide, pour se venger – il y a là visiblement un chaînon logique manquant1 dans le récit - de ne plus offrir aux humains le bienfait du feu. Pour ridiculiser une fois de plus le maître des dieux, Prométhée décide d’intervenir. Au Moyen Atlas, dans le contexte moderne, le feu reste bien une force, maléfique et effrayante mais les religions monothéistes l’ont confinée dans les domaines infernaux. Le feu a glissé sur des pentes inquiétantes et il entretient d’étroits rapports avec Ššitan. Il représente, dans l’imaginaire populaire, un attribut du diable quelque soit la forme qu’emprunte ce dernier. Iblis, puissance brûlante et tentatrice a été créé à partir du feu. Il s’appelle aussi Lucifer, littéralement « celui qui porte la lumière c’est-à-dire le flambeau, la torche enflammée ».
C’est Ššitan, dit le conte, qui depuis le début du monde a seul le privilège de posséder le feu. Si le personnage de Satan ainsi que le mot « Ššitan » sont arrivés, chez les Aït Sadden par l’Islam, il n’en est pas moins vrai que ce terme apparaît déjà dans les tablettes sumériennes pour désigner l’accusateur dans les procès. Le sens dévie peu à peu vers l’acception « d’ennemi » puis « ennemi de dieu » dans la langue chaldéenne.

 

1 Cf complications des originres diveses de Prométhée (page 9)

 

Ainsi, du côté de l’Olympe comme du côté de l’Atlas, les deux personnalités surnaturelles détentrices du feu sont des puissances redoutables, très anciennement ancrées dans l’imaginaire culturel méditerranéen et jouant dans leur religion respective un rôle de tout premier ordre. Elles ont, toutes deux en commun, une suprématie particulière par rapport aux autres créatures de l’univers : le monopole incontesté de la domination du feu, dont elles sont particulièrement jalouses.


Les protagonistes héroïques


Ils sont d’emblée confrontés à un rapport de force inévitable : il s’agit, non pas vraiment de voler la source du feu mais plutôt de contraindre l’adversaire à partager sa propriété exclusive. Ils se ressemblent par bien des traits : leur bravoure, tout d’abord, qui les lance dans une action apparemment au-dessus de leur force, leur ruse ou leur intelligence bien marquées dans les deux documents et enfin leur motivation humaniste et civilisatrice puisque le feu confié à l’humanité, permettra la naissance des arts et des techniques. De plus ils seront armés, dans leur combat inégal, de la simple férule, symbole de l’ingéniosité humaine, à laquelle les êtres immortels semblent ne pas avoir prêté attention. C’est par l’utilisation de cette technique de combat qu’ils arriveront à surprendre et berner leurs adversaires démesurés.
La différence essentielle entre les deux héros, Prométhée et le champion Aït Sadden réside surtout dans les fonctions jouées par ces deux oeuvres dans leur société respective : mythe grec et conte marocain.
La parole d’Hésiode est didactique et moralisatrice car l’auteur a l’intention de rationnaliser et d’helléniser les traditions mythiques de la création du monde qu’il a patiemment recueillies sur le pourtour oriental de la Méditerranée.
Dans la tradition orale des Aït Sadden, le conte qualifié péjorativement de « plaisant » apparaît bien comme un passage épique, à la gloire de la communauté toute entière. Tous les éléments de l’épopée y sont présents : la grandeur cosmique des premiers temps du monde, la puissance surnaturelle de Ššitan, le héros issu d’une race de héros, l’exploit généreux et exemplaire dont le monde pourra désormais bénéficier. Le texte dicté par M.ben Ikhlef est clair à ce sujet. C’est l’avantage de la littérature orale vivante.
Le cas de Prométhée paraît complexe à première vue mais il offre un excellent exemple (atemporel) de trafic d’influence et d’usurpation de personnalités, si courants dans la construction mythique.
Hésiode, très jeune s’est trouvé en contact, par la profession de son père, avec des voyageurs et des marins, de cultures et de langues variées, venant de l’est mais aussi du sud, berceau des anciennes civilisations à écriture. Il accumule les données, enregistre les différents noms des personnages de légende, recense méthodiquement et passionnément les histoires racontées, compile les versions différentes. Puis, immigré à Athènes, il va entreprendre, très consciencieusement, de restituer, en langue grecque, dans une construction logique et chronologique structurée, cet ensemble énorme de connaissances de provenances diverses, assez hétéroclites, parfois redondantes ou contradictoires. L’oeuvre a pour but d’enseigner aux masses « barbares » que la création du monde comme les généalogies divines sont affaire d’ « Hellènes » -de grecs- et les noms obscurs vont être transposés, très pédagogiquement, dans la langue de communication de l’époque de ce secteur géographique, le grec, afin de faciliter la connaissance et la mémorisation de ce qu’on appellera, plus tard, « la religion grecque de l’Antiquité ».

 

Un peu d’onomastique :


Ainsi, le nom de Prométhée va devenir limpide pour les auditeurs de l’époque d’Hésiode et leurs descendants: en effet, il est construit, très artificiellement du préfixe « pro » signifiant « avant » et d’un radical non moins connu, non moins utilisé « manthanô », « penser, réfléchir » que l’on retrouve, avec le degré « e » de la voyelle dans le latin « mens », racine de « mental » en français. Son nom signifie donc littéralement, dans le grec le plus classique : « celui qui pense avant d’agir », donc le prudent, le prévoyant. Or ce nom va à l’encontre du destin de Prométhée, qui brave inconsidérément le maître des dieux et des hommes, Zeus sans prévoir qu’il subirait pour l’éternité une punition atroce (fait rare dans la mythologie grecque) : attaché solidement à un rocher, il souffre chaque jour, les morsures d’un aigle dévorant son foie qui se reconstitue chaque nuit. Mais Hésiode, dont les intentions sont d’un autre ordre, ne s’arrête pas à cette contradiction.
Pour donner plus de conviction encore et sans doute aussi pour éloigner le souvenir étranger des deux frères antithétiques de la mythologie sumérienne, bienfaiteurs de l’humanité, les fils du dieu suprême « AN », Prométhée va être affublé d’un frère étymologiquement antithétique lui aussi d’un hellénisme politiquement correct : « Epiméthée », « celui qui pense après avoir agi ». La construction hésiodique est intéressante car Prométhée qui fabriquera plus tard l’homme avec de l’argile (Pausanias, IIème siècle de notre ère) est le descendant direct d’Enki qui a créé, à l’image d’Anu le dieu suprême, la créature bénéfique d’Enkidu. Mais dorénavant, ces très anciennes divinités sémitiques, avec un nom nouveau de consonance hellénique s’habilleront de grec pour la postérité.

 

Cependant Hésiode n’est pas sans savoir que son héros, qui n’est pas grec, est le frère d’Atlas, qui, quant à lui, appartient aux premières légendes – berbères peut-être - d’Afrique du Nord. Et comble de complication, ce Prométhée, cousin de Zeus, issu d’une race de géants qui endosse les traits de plusieurs personnalités mythiques du monde méditerranéen a un rapport certain avec le feu ; mais Hésiode pourtant dévoré de bonnes intentions ignore pourquoi et manque cruellement d’informations linguistiques.
C’est que le nom fabriqué par ses soins est légèrement dérivé du terme utilisé dans la tradition orale de l’époque, totalement obscur pour le poète qui ne connaît pas le sanscrit.
En effet, le terme qui devait être employé ressemblait à quelque chose comme « Pramathyus » qui signifie tout simplement en sanscrit (attesté dans les textes védiques religieux de l’Inde ancienne : 1500ans av. J-C.) : celui qui allume le feu à l’aide du « pramatha » c’est-à-dire du bâton frotté pour obtenir une étincelle. L’auteur de la Théogonie, visiblement ne reconnaît pas ce vieux mot indo-européen, directement lié aux légendes portant sur le phénomène du feu et des croyances qui lui sont liées.


Vol ou non ?


Une fois éclaircis ces points de terminologie et d’étymologie, il reste à regarder de plus près ce que la tradition académique a classé sous l’étiquette « vol du feu ». Dans les deux cas, marocain ou grec, l’acte est occulté. Les auteurs ne donnent aucune précision sur les conditions et surtout la manière dont s’opère ce rapt audacieux. En revanche, la version des Aït Sadden vient éclairer l’obscurité du vieux mythe dont la tradition orale a gardé l’exacte mémoire.
Chez Hésiode, un seul mot par passage atteste cette action de dérober : un participe passé actif « klepsas » dans la « Théogonie » « ayant volé », un verbe conjugué au passé dans « Les travaux et les jours », « éklépsé », il a volé. Il en est de même pour Eschyle, un adjectif verbal passif suffit à décrire cette action remarquable : « klopaian », dérobé. Le reste des textes insiste sur la tromperie du héros « aux pensées torses » qui se montre supérieur par l’intelligence à Zeus, possesseur du feu divin et qui réussit à s’échapper sans être pris sur le fait pour emporter le feu aux hommes en traversant les hauteurs du ciel jusqu’à la terre.
Dans les deux cas, les termes employés insistent davantage sur l’intelligence rusée du héros qui parvient à capturer puis transporter le feu pour l’offrir à des êtres plus faibles que lui. La tromperie envers la puissance supérieure en possession du feu consiste à lui retirer ce monopole, qui semblait devoir lui appartenir en propre, exclusivement et à jamais. Désormais, il sera privé de son privilège et, obligé d’accepter sa défaite, il n’en ressentira que colère et frustration
Dans la version marocaine, l’accent est mis, de façon identique sur la supériorité intelligente du héros face à la force surnaturelle da Ššitan, qui, malgré ses pouvoirs car « Satan ne peut être dupe de personne » semble incapable de réagir (yas Ššitan ur-da-ittusmat). Mais ici, les conditions du vol, la manière de procéder qui manquent totalement dans les textes anciens sont explicitées de façon remarquable.
Tout d’abord, le narrateur cherche à prouver que ce sont bien les Aït Sadden qui ont fait don du feu à l’humanité. Le souvenir du héros mythique ancien est endossé par l’ensemble de la communauté : « nul ne peut tromper les Aït Sadden. Ce sont les plus astucieux parmi les Berbères et les Arabes » . C’est ainsi en tout cas que débute l’histoire : « Ayt Sadden ur-illi may-ten-gra-isemten ; nitni ag-suwwan g-maziren d-wa raben. » Là encore, on note le passage du mythe au récit épique oral et vivant. La parole mythique chante les exploits d’êtres surnaturels dans un univers irréel mais reconnu et admis comme tel dans la société où elle s’exerce. La parole épique, ancrée dans le monde réel, transmet l’histoire héroïque d’un peuple qui, grâce à elle, construit et conserve son identité.
Le conteur berbère se montre visiblement gêné par la mémoire de la structure légendaire figée dans laquelle, le héros doit affronter, on ne sait comment, la puissance détentrice du feu avant de tenir dans sa main l’étincelle bienfaitrice qu’il rapportera dans le monde des hommes. Les textes anciens sont absolument muets sur la confrontation des deux adversaires. Alors le narrateur des Aït Sadden cherche une solution. Le personnage va, par son agilité, sa vivacité et son savoir-faire, non pas voler le feu mais le créer ou le recréer au nez et à la barbe de Ššitan, qui restera furieux et jaloux. Exactement comme dans le texte ancien, il va tromper Ššitan : le terme se trouve en grec comme en tamazight ; en s’approchant de lui, très près, sans manifester la moindre crainte, il agite sa baguette jusqu’à ce que le feu prenne. En plus du transfert du feu de la puissance détentrice au protagoniste, épisode obscur dans le mythe grec, le texte berbère insiste sur la création du feu qui, porté à la main, grâce à la férule sera maîtrisé puis offert à l’humanité. Ššitan est dupé, trompé comme dit le narrateur, car il n’est plus le seul désormais à posséder « l afit », le feu. Contraint de partager avec l’humanité un attribut inhérent à sa puissance, il ressort de l’aventure discrédité et amoindri. Au contraire, le vainqueur de cette joute mythique gagnera en gloire et en renommée ce qui a été perdu par « l’ennemi de dieu ».

 

L’autre trouvaille du narrateur vient encore prouver l’incroyable spontanéité de la création orale berbère et la vitalité jaillissante de son imaginaire. Toute moderne, elle s’inscrit dans une dimension nouvelle assez originale mais encore très respectueuse de l’antique tradition méditerranéenne. La société des Aït Sadden a basculé, comme beaucoup d’autres, dans l’économie capitaliste. Le conte oral, tout en restant fidèle à la mémoire des anciennes versions va innover, à l’intérieur du cadre établi par les mots exacts du mythe (kleptô : voler). Le recours à l’activité commerciale apparaît comme une forme très actuelle de confrontation avec le propriétaire ou même « le marchand » de feu. Il s’agit d’un autre pouvoir, économique, en rapport avec les pratiques du vécu, en arabe « šhal ? ». Le vol ici est explicité de manière indirecte, mais avec une limpide clarté car le champion des Aït Sadden demande le prix du feu à Ššitan et s’en retourne avec la marchandise convoitée sans avoir payé, laissant le vendeur trompé et confus. La négociation se termine tout à la gloire de l’acheteur. Dans ce cas-là, il s’agit bien d’un vol de feu ! Le prix du pour la transaction n’a pas été réglé et les Aït Sadden, par cette opération se sont montrés supérieurs à Ššitan en force et en intelligence : n’est-ce pas là, exactement le sens du mythe retrouvé ?
L’héroïque société des Aït Sadden dans cette fondamentale épreuve du feu rejoint tous les Prométhées, géants par leur bravoure ou leur initiative qui, dans d’autres temps ou dans d’autres lieux, ont accepté de lutter en toute conscience pour assumer leur destin et se prouver qu’ils pouvaient vaincre l’impossible.
Alors, passerelle ? Oui, certainement dans ce cas particulier…mais dans quel sens ?

 



28/06/2012
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