Emile Laoust,à propos de Sidi Hmad Ou Moussa
Nous relatons ici, une communication d'Emile LAOUST, spécialiste de culture et d'ethnographie berbère à l'époque du protectorat français, parue dans la revue Hespéris du 1ér trimestre 1921, relative à un conte très connu dans le Souss marocain, celui de "Sidi Hmad Ou Moussa dans la caverne de l'ogre (Agrzam)".
Nous reportons ici la communication avec l'analyse personnelle de l'auteur, et laissons le soin du commentaire aux lecteurs.
Mais avant de passer au conte, donnons un bref aperçu sur la personnalité de Sidi Hmad Ou Moussa.
Qui est Sidi Hmad Ou Moussa:
Sidi Ahmed Ou Moussa ou Abou Al-Abbas Ahmed-Ou-Moussa Al Jazouli Al Semlali serait né vers 1460, chez les Ida Ousemlal dans le Souss marocain (Anti Atlas).
Il étudie pendant de nombreuses années la science religieuse musulmane d'abord dans les Medersas du Souss et ensuite à Marrakech auprès de grands maîtres foukahas et soufis de l'époque. Ensuite, très longtemps, il va voyager (Isih, Siyaha), peut-être jusqu'en Orient. En 1521, il retourne dans le Souss, à Ilmatene et s'installera plus tard dans le Tazerwalt (à mi-chemin entre les villes actuelles de Tafraout et Tiznit) où il mourra en 1564.
Depuis lors, il est resté un des Saints musulmans (Wali Allah) les plus renommés du Maroc, connu notamment par le rôle important joué par sa Zaouia dans la vie politique et sociale de la région et du pays, ainsi que par les nombreux contes et légendes tissées par la tradition populaire autour de sa personne
Il est plus prosaïquement connu aujourd'hui auprès des contemporains par la fameuse troupe d'acrobates de Sidi Ahmed-Ou-Moussa, dernier avatar de la tradition militaire inculquée aux Imhdaren (Mourides, élèves) de la Zaouia pour les fins de Jihad.
Le conte de Sidi Hmad Ou Moussa dans la caverne du cyclope (Traduction du berbère et commentaire de E. Laoust)
"Parvenus aux confins du monde, Sidi Hmad Ou Moussa et son compagnon de voyage accrochèrent à une étoile le petit sac de cuir renfermant leurs provisions de route. L'étoile disparut emportant le sac et les deux voyageurs se prirent de querelle. Un étranger que le hasard de la route conduisit dans leur parages s'informa de l'objet de leur querelle et leur dit:"Ne vous disputez point! Passez ici le reste de la nuit et quand, au matin, l'étoile réapparaîtra vous reprendrez votre sac!" C'est ce qu'il firent et au matin ils retrouvèrent le sac avec ses provisions intactes.
La nuit suivante, ils s'en furent demander l'hospitalité à un ogre"l' Agrzam" qui habitait dans une caverne profonde où chaque soir, venaient s'abriter de nombreux troupeaux de moutons.
- "Soyez les bienvenus!" Leur dit-il. Et ayant allumé un grand feu à leur intention, il ajouta:
- "Que désirez vous manger?"
- "Ce que tu nous offriras" répondirent-ils.
- "Je vous donnerai de la viande, mais vous m'en donnerez aussi!" dit-il.
Les deux hôtes se regardèrent et dirent : ""Mais, ou en trouverons nous?" S'étant consultés, ils décidèrent de manger et de s'en rapporter à Dieu pour le reste.
Après le repas, l'ogre leur demanda: "Avez vous mangé" -- "Oui, dirent-ils" -- "Et moi, non, répartit le monstre, donnez moi l'un d'entre vous!" -- "Volontiers, dirent-ils, le sort va désigner celui que tu dévoreras d'entre nous deux!"
Le sort désigna Sidi Hmad Ou Moussa qui se prépara au sacrifice malgré les supplications de son compagnon qui voulait s'offrir à sa place. Mais, au moment où l'ogre s'apprêtait à le dévorer , Sidi Hmad Ou Moussa, mit au feu la pointe de son long baton de pèlerin et d'un coup violent le planta dans l'oeil unique du monstre. Celui-ci rugissant de colère leur dit: "Vous êtes dans ma caverne et vous n'en sortirez pas; je vais me poster à l'entrée et demain nous nous retrouverons!"
Le lendemain, Sidi Hmad Ou Moussa et son compagnon égorgèrent deux moutons et s'étant revêtus de leur toisons, ils se mêlèrent au troupeau qui partait au pâturage. Mais le monstre aveugle faisait bonne garde à l'entrée de la grotte; comptant et touchant les brebis une à une, il ne les poussait dehors qu'après les avoir reconnues.
Cependant, graçe à leur stratagème, les deux voyageurs réussirent à tromper sa vigilance et à échapper à sa vengeance. Quand ils furent sortis, ils enlevèrent leur toison et s'en servirent pour frapper le cyclope : "C'est ainsi, dirent-ils, que tu traite l'hôte de Dieu qui passe la nuit chez toi!" Puis ils s'enfuirent." (Fin du conte)
Commentaire d'E.LAOUST:
La première partie de ce récit figure, avec des variantes nombreuses, dans d'autres légendes de saints. La seconde, par contre, est, je crois, jusqu'ici inédite. Qu'on remplace le nom de Sidi Hmad Ou Moussa par celui d'Ulysse, qu'on donne à l'Agerzam berbère le nom de Kyklops, on aura dans ses épisodes essentiels toute l'aventure d'Ulysse dans la caverne de Polyphème. Il n'est jusqu'au trait final du récit chleuh qui n'ait sa ressemblance avec le récit homérique: "Kyklops , dit Ulysse quand il fut éloigné de la distance où porte la voix, Kyklops tu n'a pas mangé dans ta caverne creuse, avec une grande violence, les compagnons d'un homme sans courage, et le châtiment devait te frapper malheureux! toi qui n'a pas craint de manger tes hôtes dans ta demeure. C'est pourquoi Zeus et les autres Dieux t'ont châtié."
Mais par quelle voie le récit est-il parvenu jusqu'aux berbères?
Appréciation
Ce commentaire ne manque sans nul doute pas de pertinence. Le rapprochement ainsi fait entre les deux récits qui tout en présentant certaines similitudes, n'en appartiennent pas moins à deux cultures et à deux aires civilisationelles différentes.
Autant le récit de Sidi Hmad Ou Moussa appartient à l'aire culturelle arabo-berbère et islamique, autant celui d'Ulysse appartient à la civilisation grecque héritée aujourd'hui par l'aire culturelle judéo-chrétienne. D'ailleurs E. Laoust dans son analyse n'a pas fait ressortir le souffle religieux islamique qui traverse et porte pourtant le récit de bout en bout.
Ce souffle profond est évident de par d'abord la qualité même du personnage, qui est d'abord et avant tout un Wali Allah dans la pure tradition musulmane. Ensuite les notions religieuses instrumentalisées par le conte, tant il ne faut pas oublier que la tradition des contes dans l'Afrique du Nord et dans les pays musulmans en général, tiennent d'abord par leur portée éducative, une sorte de sermon ou prêche religieux sous forme romancée.
Cette dimension ressort du présent récit, à travers notamment les notions de "Dif Allah" (Hôte de Dieu), à laquelle la tradition musulmane attache une grande importance dans la Sunna du prophète Sidna Mohamed par exemple; et celle de "Tawakkoul" qui ressort de l'attitude confiante et courageuse de Sidi Hmad Ou Moussa et de son compagnon devant la proposition menaçante de l'ogre.
Toutefois, et malgré la différence des aires culturelles des deux récits, nous conclurons sur le dernier questionnement d' E. Laoust, sur la manière dont le récit homérique serait parvenu aux berbères, pour dire que l'influence culturelle réciproque, concerne en fait toutes les civilisations du pourtour méditérranéen, et que des échanges dans les deux sens ont toujours eu lieu et continuent de l'être dans le respect mutuel des spécificités et de la personnalité bien accusée de chaque civilisation à travers les vicissitudes d'une histoire longue et d'une exceptionnelle richesse. Il appartient aujourd'hui aux nouvelles genérations de s'y intéresser et d'y puiser les secrets d'une sagesse intemporelle.
Hassan Fourrat.
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